Le Rêve du Trouvère

Dialogue Maïeutique


Alors, dit Marco Valdo M.I., le Trouvère soudain s’exclame : « J’ai rêvé »

« J’ai rêvé !
Dans la nuit, le vent s’est levé,
Il soufflait un air de liberté. »

et à partir de là, il va dévider toute la chanson avec une antienne qu’il rappelle en fin de chaque douzain : « L’individu persiste à exister ».

À mon sens et pour ce que j’en sais, dit Lucien l’âne, c’est une description réaliste de la Zinovie. D’un côté, le nous obligatoire, incarné par le Guide, l’État, les dirigeants, le pouvoir, la patrie, l’Empire, etc et de l’autre, seul, dramatiquement seul et soliloquant, l’individu.

C’est bien ce qui se passe en Zinovie, reprend Marco Valdo M.I., un pays composite qui voudrait bien être un jour une nation, entièrement et systématiquement atomisé, fait de particules solitaires agglomérées en tas homogènes et indifférents, où véritablement, elles n’existent plus ; une immense pâtée de gens qui nourrit le Guide et ses pseudopodes visqueux. Mais il y a un bémol, si l’individu est seul, isolé, muré dans la peur et le silence, il faut comprendre que des individus de cette envergure, il y en a des millions en Zinovie. Leur simple regroupement ferait en soi une réaction de fission nucléaire, un bouleversement sismique ; le Guide et sa bande l’ont bien compris qui font tout (par la télé, par la terreur) pour hypnotiser, endormir, amuïr et pervertir en chacun la conscience et la connaissance du réel. Le Trouvère s’était traduit cette pensée par : « Aplatie, la conscience apathique traverse la place publique ».

Au fait, dit Lucien l’âne, il me semble bien avoir entendu ce « J’ai rêvé », un peu comme une citation récurrente.

En effet, dit Marco Valdo M.I., tu as les oreilles grandes et fines. On l’a souvent répété depuis très longtemps ; c’est la base même de bien des fictions et de bien des utopies. C’est le fondement aussi des Fleurs bleues et des rencontres de Cidrolin avec le Duc d’Auge, elles-mêmes écloses sur un aphorisme tiré d’un apologue chinois :

« Tchouang-tseu rêve qu'il est un papillon, mais n'est-ce point le papillon qui rêve qu'il est Tchouang-tseu ? »

Curieux dilemme, dit Lucien l’âne. Moi, j’aime beaucoup les paillons.

Mais, l’interrompt Marco Valdo M.I., revenons au rêve du Trouvère, un rêve qui d’ailleurs par instants, a l’air d’un cauchemar : il rêve pour la Zinovie d’un monde sans Guide et cauchemarde la réalité du moment. Il exprime nettement son dissentiment :

« … J’en ai marre
De cette Zinovie où on meurt
Par millions d’une mort noire,
Nourris de peur et de terreur
Pour engraisser les ogres,
Les orques, les orgues et les ors.
Pour accomplir les ordres
D’un Guide louche et retors. »

On le comprend, dit Lucien l’âne. Je suppose qu’il n’en reste pas à ce constat.

Non, en effet, reprend Marco Valdo M.I., le Trouvère après le rêve, appelle àson secours le souvenir dans un douzain « historique » qui paraphrase un célèbre discours, un appel à la résistance. Il en reprend même deux phrases intégralement :

« Elle n’est pas seule, elle n’est pas seule ;
Cette guerre est une guerre mondiale. »
Tu aras sans doute reconnu ce passage de l’« appel du 18 juin », lancé de Londres par De Gaulle, appel à ne pas se soumettre à la défaite, à ne pas céder à l’envahisseur. Comme alors, la résistance se fait dans le pays ; en l’occurrence, en Zinovie ; mais aussi bien, la formule est ambiguë et face au déferlement des blindés du Guide, la résistance doit se faire aussi dans les pays envahis.

J’ajouterais, dit Lucien l’âne, qu’il est temps de mettre fin à ces mauvaises habitudes zinoviennes. Tout le monde y a intérêt ; à commencer par les Zinoviens eux-mêmes. Et ensuite, finalement ?

Ensuite finalement, Lucien l’âne mon ami, le Trouvère dénonce clairement la décrépitude morale du peuple zinovien et sa médiocrité ; il brocarde le Guide :

« Un peuple méprisé, nourri
De sédatifs et d’antidépresseurs,
Réprime lui-même sa conscience,
Ses sentiments et ses presciences.
La médiocrité baigne les cœurs. »

et

« Le Guide enfle de fatuité ;
La marionnette hiératique
Se voit figure historique. »

et il revient à son antienne où malgré ça, l’individu persiste à exister.

Et nous, conclut Lucien l’âne, nous tissons le linceul de ce vieux monde décrépit, caduc, sénile, sénescent, vain et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane