Le déserteur
Boris VianLETTRE OUVERTE À M. PAUL FABER, CONSEILLER MUNICIPAL | |
Messieurs qu`on nomme Grands (Men whose name are Great) Je vous fais une lettre (I read you a letter) Que vous lirez peut-être (that you'll read perhaps) Si vous avez le temps (If you'll have the time) Messieurs qu'on nomme Grands (Men whose name are Great) Je ne veux pas la faire (I don't want do taht) Je ne suis pas sur terre (I am not on earth) Pour tuer les pauvres gens (to kill...) Messieurs qu`on nomme Grands Je vous fais une lettre Que vous lirez peut-être Si vous avez le temps Je viens de recevoir Mes papiers militaires Pour aller à la guerre Avant mercredi soir Messieurs qu'on nomme Grands Je ne veux pas la faire Je ne suis pas sur terre Pour tuer les pauvres gens Il faut pas vous fâcher Mais il faut que je vous dise Les guerres sont des bétises Le monde en a assez Depuis que je suis né J'ai vu mourir des freres J'ai vu partir des peres Et des enfants pleures Les mères ont trop souffert Quand d'autres se gambergent Et vivant à leur aise Malgré le tout disant Il y a des prisonniers On a vole leur âme On a vole leur femme Et tout leur cher passé Demain de bon matin Je fermerai la porte Au nez des années mortes J'irai par les chemins Je mendierai ma vie Sur la terre et sur l'onde Du Vieux au Nouveau Monde Et je dirai aux gens: Profitez de la vie Eloignez la misère Vous êtes tous des frères Gens de tous les pays S'il faut verser le sang Allez verser le vôtre Messieurs les bon apôtres Messieurs qu'on nomme Grands Si vous me poursuivez Prévenez vos gendarmes Que je serai sans armes Et qu'ils pourront tirer Et qu'ils pourront tirer... | Non, Monsieur Faber, ne cherchez pas l´insulte où elle n´est pas et si vous la trouvez, sachez que c´est vous qui l´y aurez mise. Je dis clairement ce que je veux dire ; et jamais je n´ai eu le désir d´insulter les anciens combattants des deux guerres, les résistants, parmi lesquels je compte bien des amis, et les morts de la guerre - parmi lesquels j´en comptais bien d´autres. Lorsque j´insulte (et cela ne m´arrive guère) je le fais franchement, croyez-moi. Jamais je n´insulterai des hommes comme moi, des civils, que l´on a revêtus d´un uniforme pour pouvoir les tuer comme de simples objets, en leur bourrant le crâne de mots d´ordre vides et de prétextes fallacieux. Se battre sans savoir pourquoi l´on se bat est le fait d´un imbécile et non celui d´un héros ; le héros c´est celui qui accepte la mort lorsqu´il sait qu´elle sera utile aux valeurs qu´il défend. Le déserteur de ma chanson n´est qu´un homme qui ne sait pas ; et qui le lui explique ? Je ne sais de quelle guerre vous êtes ancien combattant - mais si vous avez fait la première, reconnaissez que vous étiez plus doué pour la guerre que pour la paix ; ceux qui, comme moi, ont eu 20 ans en 1940 ont reçu un drôle de cadeau d´anniversaire. Je ne pose pas pour les braves ; ajourné à la suite d´une maladie de coeur, je ne me suis pas battu, je n´ai pas été déporté, je n´ai pas collaboré - je suis resté, quatre ans durant, un imbécile sous-alimenté parmi tant d´autres - un qui ne comprenait pas parce que pour comprendre il faut qu´on vous explique. J´ai trente-quatre ans aujourd´hui, et je vous le dis : s´il s´agit de défendre ceux que j´aime, je veux bien me battre tout de suite. S´il s´agit de tomber au hasard d´un combat ignoble sous la gelée de napalm, pion obscur dans une mêlée guidée par des intérêts politiques, je refuse et je prends le maquis. Je ferai ma guerre à moi. Le pays entier s´est élevé contre la guerre d´Indochine lorsqu´il a fini par savoir ce qu´il em était, et les jeunes qui se sont fait tuer là-bas parce qu´ils croyaient servir à quelque chose - on le leur avait dit - je ne les insulte pas, je les pleure ; parmi eux se trouvaient, qui sait, de grands peintres - de grands musiciens ; et à coup sûr, d´honnêtes gens. Lorsque l´on voit une guerre prendre fin en un mois par la volonté d´un homme qui ne se paie pas, sur ce chapitre, de mots fumeux et glorieux, on est forcé de croire, si l´on ne l´avait pas compris, que celle-là au moins n´était pas inévitable. |