Lingua   

La Remontée des cendres [extrait]

Tahar Ben Jelloun
Lingua: Francese


Tahar Ben Jelloun


Ce corps qui fut un corps
ne flânera plus
le long du Tigre ou de l’Euphrate
ramassé par une pelle qui ne se souviendra
d’aucune douleur
mis dans un sac en plastique noir
ce corps qui fut une âme,
un nom et un visage
retourne à la terre des sables
détritus et absence.

Cette terre avide d’eau
n’a eu que du sang
pour irriguer le grand silence
ce désert affligé a ouvert les tranchées du sommeil
et les homes s’y sont engouffrés
par milliers en un éclair
la peau déchirée
une bougie allumée veillait à l’intérieur
de la cage thoracique défunte.
Un peu du ciel habitait ces corps voués à l’oubli.
Une couverture de sable a été déposée
sur ces sacs noirs par une main en métal.
Plus rien ne bouge.
Par même les souvenirs ardents des premières amours.
Ni l’oiseau inconnu venu du jour lointain pour
la prière des morts. Il est noir et immobile, les
yeux brûlés, éternel.

Ce corps qui fut une parole
ne regardera plus la mer en pensant à Homère.
Il ne s’est pas éteint. Il a été touché par un
éclat du ciel brisant la parole et le souffle.
Ces cristaux mêlés au sable
sont les derniers mots prononcés par ces hommes
sans armes.

Visages noircis par un feu qui ne tremble point.
Page d’une vie calcinée
comme un secret illisible.
Le regard, lentement arraché du visage: c’est une
mince feuille de papier belle et résistante, troublante
et légère; un voile entre la vie et notre mort; un
silence qui retient quelques grains de sable.
Les visages lavés par le même feu bref et précis
ne sont plus des visages.
L’épure d’un souvenir de visage est enseveli
dans les mêmes sacs noirs.
Le désordre et la défaite ont mêlé les jours
et les regards.

Ce corps qui fut un rire
brûle à présent.
Cendres emportées par le vent jusqu’au fleuve
et l’eau les reçoit comme les restes
de larmes heureuses.
Cendres d’une mémoire où perle une petite vie
bien simple, une vie sans histoire, avec un jardin,
une fontaine et quelques livres.
Cendres d’un corps échappé à la fosse commune
offertes à la tempête des sables.

Quand le vent se lèvera, ces cendres iront
se poser sur les yeaux des vivants.
Ceux-ci n’en sauront rien
ils marcheront triomphants avec un peu de mort
sur le visage.
Innombrables sont les signes
se vidant de leur eau
dans le tumulte de l’extrême
là, au bord d’un cimetière mouvant.

Dans ce pays les morts voyagent
comme les statues et les flames.
Ils portent des lunettes
et tendent les bras roussis
pour s’envoler.
On dit qu’ils sont devenus invisibles
et s’en vont offrir aux vivantes les années
qui leur restaient à vivre.
Ainsi, que d’ans jonchent le désert:
un siècle et plus.
Des vies qui tremblent pour dire:
«La mort n’est pas fatale
comme la nuit est l’ombre du soleil».



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